Le Maroc de Lyautey à Mohammed V (2)
Spécialiste d’histoire contemporaine, ayant enseigné à la Faculté des lettres de Rabat, Daniel Rivet a consacré plusieurs publications au Maroc dont l’ouvrage intitulé «Le Maroc de Lyautey à Mohammed V».
Car trois idées-force pilotèrent cette expérience transformant le
Maroc, plus que toute autre colonie, en laboratoire de pratiques
d'urbanisme d'avant-garde. 1- Opérer une séparation tranchante entre la
médina et la ville européenne, les dissocier complètement. L'hygiénisme
(isoler la médina, réservoir de microbes et de pestilence),
l'esthétisme (sauver la médina, sanctuaire d'une beauté orientale, qui
est un vestige de l'antiquité), le despotisme (circonscrire la médina,
réservoir d'éternels insurgés): tels sont les postulats de ce parti
pris. Avec, en plus, chez Lyautey, ébloui par sa découverte de
Marrakech la rouge et la dionysiaque se donnant à son conquérant, mais
traumatisé par son corps à corps avec Fès la grise et l'islamique se
dérobant à l'étranger, l'intuition du h'urm: ménager, avec la ville
musulmane, un asile soustrait au chrétien, cet homme en trop au Maroc,
et l'aménager comme un reposoir où se retrouver et continuer à être
soi-même, bref la conserver comme l'écrin d'une civilisation encore
épargnée par le phénomène de la sécularisation. Lyautey, volontiers,
eut souscrit à la formule de Louis Massignon, cet orientaliste de génie
auquel il aura recours en 1922 pour coordonner l'enquête sur les
corporations: "La ville est le lieu où le témoignage se fait
architecture"…
De plus, exposé comme il l'était en Algérie à vivre
dans les faubourgs ou les interstices de la ville européenne,
l'indigène est voué à se déciviliser et à se clochardiser. André
Chevrillon, professeur en Sorbonne et grand voyageur comparatiste des
sociétés à la manière de Taire, observe avec effarement le mélange des
genres à Casablanca: «Dans ces tumultes et cacophonies de la
civilisation qui s'installe, que devient le peuple indigène? Il se
démoralise, je veux dire qu'il perd ses mœurs et, par suite, se
désagrège: ce n'est plus, sous le flot mouvant de la population
nouvelle, qu'un déchet fripé qui traîne dans les rues. Portefaix,
pisteurs, camelots, décrotteurs, voilà ce qu'on en voit surtout; et la
plupart ont déjà pris ces aspects à la fois veules, effrontés et
souples que nous connaissons à leurs frères d'Algérie...». Lyautey, qui
chaperonne cet académicien au Maroc pour qu'on parle de son Protectorat
à Paris, est bien sur la même longueur d'onde. Pour qu'il y ait donc
"le moins de mélange possible entre les deux ordres de la ville",
plusieurs crans d'arrêt sont posés . Des pressions administratives, à
force de réglements municipaux (interdiction des cafés, des
établissements industriels, des affiches lumineuses, de la circulation
automobile dans le périmètre intra muros), s'exercent sur les Européens
déjà insinués en médina et les incitent à rebrousser chemin et à
s'installer en ville nouvelle. Pour stopper le délabrement de la
médina, Lyautey crée, dès novembre 1912, un service des Beaux-Arts et
des Monuments Historiques.
Il le confie non pas à un conservateur,
avec ce que ce terme implique de mentalité routinière et sclérosée
selon lui, mais à un artiste: Tranchant de Lunel, un peintre, donc un
amateur distingué, qui saura s'entourer de jeunes gens amoureux du
"vieux Maroc" et artisans talentueux de sa réhabilitation: Jules
Borely, Charles de la Nézière, Prosper Ricard, Jean Galotti... qui se
conforment au portrait-type exigé par Lyautey: "aussi peu
fonctionnaires que possible, artistes, hommes de goût" . Et pour que ce
service des Beaux-Arts puisse pratiquer une politique du patrimoine,
Lyautey le dote du dahir avant-gardiste du 3 février 1914 portant "sur
la conservation des monuments historiques, des inscriptions et des
objets d'art et d'antiquité, ainsi que sur la protection des lieux
entourant ces monuments et sites naturels".
L'application de cet
instrument législatif autorise les conservateurs locaux à intervenir
impérativement en cas de vente, destruction ou restauration d'un
immeuble classé. Et à sauvegarder cum largo manu, grâce à la procédure
autorisant à élaborer des "zones de protection artistique" autour des
sites et monuments classés d'intérêt historique. A Rabat, la nécropole
merinide du Chellah sera ainsi protégée par une zone de 250 mètres
circumphérique.
A Marrakech, la zone de protection ceinturant la
mosquée almohade de la Koutoubya atteint 150 mètres. Dans chaque cité,
les enceintes, les portes, les mosquées, médersas et zaouïas sont, en
bloc, classées monuments historiques. Partout des servitudes de
construction et de restauration sont édictées. Par exemple interdit-on
aux maisons particulières de dépasser huit mètres à Rabat, neuf à
Marrakech. Et Lyautey exerce en personne une dictature esthétique sur
la médina, faisant abattre des masures ou gargotes mitant les abords
des zones sensibles ou décapiter des immeubles dont le faîte dépasse la
hauteur autorisée.
«Le Maroc de Lyautey à Mohammed V, le double visage du Protectorat»
Daniel Rivet - Editions Porte d’Anfa, Casablanca 2004- 418 pages