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Histoire du Maroc
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28 septembre 2006

Le Maroc de Lyautey à Mohammed V (2)

Spécialiste d’histoire contemporaine, ayant enseigné à la Faculté des lettres de Rabat, Daniel Rivet a consacré plusieurs publications au Maroc dont l’ouvrage intitulé «Le Maroc de Lyautey à Mohammed V».

Car trois idées-force pilotèrent cette expérience transformant le Maroc, plus que toute autre colonie, en laboratoire de pratiques d'urbanisme d'avant-garde. 1- Opérer une séparation tranchante entre la médina et la ville européenne, les dissocier complètement. L'hygiénisme (isoler la médina, réservoir de microbes et de pestilence), l'esthétisme (sauver la médina, sanctuaire d'une beauté orientale, qui est un vestige de l'antiquité), le despotisme (circonscrire la médina, réservoir d'éternels insurgés): tels sont les postulats de ce parti pris. Avec, en plus, chez Lyautey, ébloui par sa découverte de Marrakech la rouge et la dionysiaque se donnant à son conquérant, mais traumatisé par son corps à corps avec Fès la grise et l'islamique se dérobant à l'étranger, l'intuition du h'urm: ménager, avec la ville musulmane, un asile soustrait au chrétien, cet homme en trop au Maroc, et l'aménager comme un reposoir où se retrouver et continuer à être soi-même, bref la conserver comme l'écrin d'une civilisation encore épargnée par le phénomène de la sécularisation. Lyautey, volontiers, eut souscrit à la formule de Louis Massignon, cet orientaliste de génie auquel il aura recours en 1922 pour coordonner l'enquête sur les corporations: "La ville est le lieu où le témoignage se fait architecture"…
De plus, exposé comme il l'était en Algérie à vivre dans les faubourgs ou les interstices de la ville européenne, l'indigène est voué à se déciviliser et à se clochardiser. André Chevrillon, professeur en Sorbonne et grand voyageur comparatiste des sociétés à la manière de Taire, observe avec effarement le mélange des genres à Casablanca: «Dans ces tumultes et cacophonies de la civilisation qui s'installe, que devient le peuple indigène? Il se démoralise, je veux dire qu'il perd ses mœurs et, par suite, se désagrège: ce n'est plus, sous le flot mouvant de la population nouvelle, qu'un déchet fripé qui traîne dans les rues. Portefaix, pisteurs, camelots, décrotteurs, voilà ce qu'on en voit surtout; et la plupart ont déjà pris ces aspects à la fois veules, effrontés et souples que nous connaissons à leurs frères d'Algérie...». Lyautey, qui chaperonne cet académicien au Maroc pour qu'on parle de son Protectorat à Paris, est bien sur la même longueur d'onde. Pour qu'il y ait donc "le moins de mélange possible entre les deux ordres de la ville", plusieurs crans d'arrêt sont posés . Des pressions administratives, à force de réglements municipaux (interdiction des cafés, des établissements industriels, des affiches lumineuses, de la circulation automobile dans le périmètre intra muros), s'exercent sur les Européens déjà insinués en médina et les incitent à rebrousser chemin et à s'installer en ville nouvelle. Pour stopper le délabrement de la médina, Lyautey crée, dès novembre 1912, un service des Beaux-Arts et des Monuments Historiques.
Il le confie non pas à un conservateur, avec ce que ce terme implique de mentalité routinière et sclérosée selon lui, mais à un artiste: Tranchant de Lunel, un peintre, donc un amateur distingué, qui saura s'entourer de jeunes gens amoureux du "vieux Maroc" et artisans talentueux de sa réhabilitation: Jules Borely, Charles de la Nézière, Prosper Ricard, Jean Galotti... qui se conforment au portrait-type exigé par Lyautey: "aussi peu fonctionnaires que possible, artistes, hommes de goût" . Et pour que ce service des Beaux-Arts puisse pratiquer une politique du patrimoine, Lyautey le dote du dahir avant-gardiste du 3 février 1914 portant "sur la conservation des monuments historiques, des inscriptions et des objets d'art et d'antiquité, ainsi que sur la protection des lieux entourant ces monuments et sites naturels".
L'application de cet instrument législatif autorise les conservateurs locaux à intervenir impérativement en cas de vente, destruction ou restauration d'un immeuble classé. Et à sauvegarder cum largo manu, grâce à la procédure autorisant à élaborer des "zones de protection artistique" autour des sites et monuments classés d'intérêt historique. A Rabat, la nécropole merinide du Chellah sera ainsi protégée par une zone de 250 mètres circumphérique.
A Marrakech, la zone de protection ceinturant la mosquée almohade de la Koutoubya atteint 150 mètres. Dans chaque cité, les enceintes, les portes, les mosquées, médersas et zaouïas sont, en bloc, classées monuments historiques. Partout des servitudes de construction et de restauration sont édictées. Par exemple interdit-on aux maisons particulières de dépasser huit mètres à Rabat, neuf à Marrakech. Et Lyautey exerce en personne une dictature esthétique sur la médina, faisant abattre des masures ou gargotes mitant les abords des zones sensibles ou décapiter des immeubles dont le faîte dépasse la hauteur autorisée.

«Le Maroc de Lyautey à Mohammed V, le double visage du Protectorat»
Daniel Rivet - Editions Porte d’Anfa, Casablanca 2004- 418 pages

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