Le Maroc de Lyautey à Mohammed V (1)
Spécialiste d’histoire contemporaine, ayant enseigné à la Faculté des lettres de Rabat, Daniel Rivet a consacré plusieurs publications au Maroc dont l’ouvrage intitulé «Le Maroc de Lyautey à Mohammed V».
Les métamorphoses de la ville marocaine
Il
n'est pas d'autre terrain que la ville au Maroc où le décalage soit
aussi saisissant entre le projet initial et le résultat atteint à la
fin de l'épisode colonial. Les initiateurs du premier Protectorat
voulaient, sous l'impulsion d'un meneur de jeu féru d'urbanisme antique
et d'avant-garde, faire du neuf et de l'exemplaire. Jusqu'au seuil des
années 1930, le Maroc est vanté comme un banc d'essai incomparable pour
des expériences qui se targuent d'opérer la synthèse des contraires: la
sauvegarde des médina dans leur écrin originel et l'introduction de
tracés urbains et de matériaux de construction encore expérimentaux
ailleurs. Mais cette réussite incontestable - de l'urbanisme lyautéen
ne résiste ni à la rupture d'équilibre, qui affecte la société rurale
et jette un million d'hommes - en une génération - dans les villes de
la côte Atlantique, ni à la pression de la spéculation, qui finit par
avoir raison des urbanistes les plus novateurs et talentueux: Prost
dans les années 1920 et, plus encore, Ecochard au seuil des années
1950. L'histoire de la ville marocaine, dès lors, confine au drame de
civilisation parce que la ville au Maroc - dissociée et livrée à
l'anomie - devient une cité à la dérive et le lieu de l'affrontement
privilégié entre Européens et Marocains.
Le style du protecteur
S'il
est un domaine où Lyautey continue à baigner dans une sorte d'aura,
c'est bien celui de l'urbanisme. Ses fidèles aimaient à rapporter qu'au
cours de sa dernière réception, à la veille de son départ définitif
pour la France, il sortit seulement de son mutisme pour déclarer : «Ce
qui m'embête, voyez-vous, c'est que je ne bâtirai plus de villes...».
Les souvenirs des anciens de la "zaouïa" étaient criblés d'anecdotes
sur l'inaugurateur de chantiers qui aimait que ça barde, que ça crépite
autour de lui, que ça pète le feu, et qui harcelait ses collaborateurs
de directives "nettes, irradiantes d'intelligence", au dire d'Albert
Laprade. Le territoire de la ville, ce fut son domaine réservé, où son
despotisme éclairé de prince du XVIII° se déployait sans retenue. Qu'on
en juge par ces instructions relatives à la ville de Rabat, qu'il
choisit pour capitale administrative malgré Paris hésitant entre Fès et
Casablanca : «La ville arabe, le quartier juif, je n'y touche pas, je
nettoie, embellis, fournis de l'eau, l'électricité et j'évacue les eaux
usées. c'est tout... Mais en face dans le bled, je bâtis une autre
ville...».
De fait, Lyautey eut la chance d'être porté par son
époque, de disposer d'une pléiade de jeunes et remarquables
architectes-urbanistes et d'être averti par la déplorable expérience
algérienne.
Le premier Protectorat en matière urbanistique déborde
le proconsulat lyautéen et s'attarde jusqu'au seuil des années 1930. Il
coïncide avec la genèse de l'urbanisme, ce mot neuf, qui surgit en 1913
sous la plume de l'architecte Donat Alfred Agache et désigne à la fois
une fonction d'expertise (un savoir sur la ville) et une méthode
d'intervention pratique pour soigner la "ville malade" et la rendre
habitable pour tous (un faire sur la ville). "C'est une science
d'application un moyen d'intervenir sur le social... Elle intègre les
connaissances des techniciens, du sociologue, de l'ingénieur et de
l'hygiéniste...".
Lyautey sut attirer au Maroc de jeunes architectes
disponibles pour faire du neuf: tous férus d'urbanisme et marqués par
l'empreinte du Musée social, un cercle de réflexion très élitiste et
une école pratique pour repenser, à la lumière de l'expérience de
grands bourgeois réformateurs et de sociologues non durkheimiens,
l'action sociale et l'actualiser en fonction des données du siècle
nouveau. Henri Prost est le chef de file de cette équipe. où se
distinguent également Jules Marrast, Adrien Lafforgues et Albert
Laprade. Cette cellule d'urbanisme résidentiel va capter heureusement
le "style du protecteur", qui achève d'évincer le "style du vainqueur"
(François Béguin). Celui-ci avait consisté à transporter en Algérie
l'appareil monumental de la ville française, sans le transposer et
l'adapter à la ville mauresque : bref à plaquer Marseille ou Toulon sur
Alger, Oran, Bone et Constantine. Le "style du protecteur", au
contraire, c'est la démarche architecturale par laquelle le
colonisateur renonce à afficher sa différence, pour marquer sa
supériorité, et reconnaît le dispositif urbain et le bâti indigène,
pour composer avec et l'intégrer. C'est le style "néomauresque" en
Algérie au début du siècle, en attendant le style "hispanomauresque"
dans le Maroc lyautéen.
Mais, pour comprendre l'expérimentation de
la ville au temps fondateur du Protectorat, intervient le type-idéal de
civilisation urbaine dont rêvait son initiateur. Deux hommes
s'affrontent en Lyautey jusqu'à opérer la synthèse des contraires qu'il
prédilectionnait.
Il y a le promeneur baudelairien transportant de
ville en ville son personnage de dandy blessé par ce désenchantement du
monde que capte et interprète Max Weber à l'époque. Des villes
italiennes du temps de Laurent de Médicis, son modèle avoué, aux villes
musulmanes profanées par l'invasion du "chancre européen", il fait
jouer une sensibilité d'artiste sachant croquer une perspective et
dessiner une façade, nostalgique de l'époque où l'homme complet était à
la fois homme de savoir humaniste (qu'il sait transposer en version
musulmane) et du faire marchand (dont il perçoit bien la variante
orientale). Epris de social depuis sa jeunesse, il ne veut pas, pour
autant, sacrifier la beauté du lieu au despotisme de l'urbanisme
d'avant-garde à la façon de Tony Gamier. Il tient à ce que ne soient
jamais dissociés le plaisir et l'usage. Il ne suffit pas de loger,
fut-ce dans des cités-jardin à la Ebenezer Howard, autre référence
fondatrice de son équipe. Il faut que le droit au logement ne soit pas
un substitut à la jouissance esthétique de la ville.
Puis il y a le
stratège voulant montrer au peuple protégé la puissance qui s'installe
et la pérennité de son établissement: faire grand, s'étaler dans
l'espace, marquer son siècle de sa griffe de proconsul. Impressionner
le peuple conquis, le subjuguer. Présence de Rome subreptice chez ce
prince se voulant de la Renaissance et affichant dans ses Lettres de
jeunesse sa préférence pour la cité grecque contre l'empire latin.
C'est pourquoi la ville-idéale de Lyautey sera à la fois délicieusement
anachronique et furieusement moderne.
Marquée au sceau d'un prince
éclairé, mais antidémocrate, la ville du Protectorat sera comme une
version exagérée de la ville coloniale: nullement conçue en soi pour
débattre, échanger, décider avec d'autres hommes libres. Excepté une
maison du Colon à Casablanca, faite pour optimiser l'accès des
"pionniers du bled" à l'équipement administratif du Protectorat, bref
rendre l'administration souriante à l'Européen, pas un édifice n'est
forgé pour l'apprentissage d'une citoyenneté démocratique. Le projet
lyautéen de la ville est ambivalent fondamentalement. Faire qu'il y ait
de l'urbanité, c'est-à-dire cultiver l'appétence du vivre-ensemble.
Mais ne rien faire pour qu'il y ait de la citadinité, c'est-à-dire le
goût du débat et l'éveil au politique. Si bien que le Protectorat
fabriquera des villes neuves superbes, mais distillant l'ennui de vivre
car dépourvues de ce désordre créateur des villes où jaillit le plaisir
qu'il y a de l'autre.
«Le Maroc de Lyautey à Mohammed V, le double visage du Protectorat»
Daniel Rivet - Editions Porte d’Anfa, Casablanca 2004- 418 pages